Retour au pays

Nous nous étions inscrits à une rencontre des lecteurs d’une de nos revues préférées, Panorama, qui fêtait ses 60 ans le 9 décembre dernier à Chartres. Le lieu était une aubaine car j’y ai vécu deux ans pensionnaire dans un établissement qui s’appelait La Maîtrise, petit séminaire assurant les chants aux offices de la cathédrale. Nous voulions profiter de ce voyage pour revisiter Dreux, où j’ai grandi de 7 à 14 ans. Cette ville a eu le triste privilège d’élire en 1989 comme députée, Marie-France Stirbois, encartée FN. La ville souffrait alors d’une désindustrialisation subie et 30 % de la population était immigrée.

À mon arrivée en 1955, Dreux était une bourgade paisible de 18000 habitants à 80 km de Paris, en plein développement économique. Nous vivions dans un quartier périphérique. La RN12 (Paris – Brest) passait devant la maison avec des bouchons mémorables lors des départs en congés. Une cinquantaine de gamins (baby-boom oblige) s’égaillaient dans le Chemin vert, une impasse derrière la maison donnant sur un dépotoir contre une butte, reste des déblaiements pour la construction de la voie ferrée Paris-Grandville. Nous avions dans un espace de rêve tous les matériaux pour construire nos forteresses et nos armes.

Aujourd’hui, l’avenue est bien calme avec la déviation de la RN12 que j’avais vue en travaux avant de partir. Une nouvelle pénétrante traverse notre dépotoir. Le Chemin vert arrive à un de ses ronds-points. La butte est couverte de grands arbres, dissimulée derrière les hôtels bon marché, les entrepôts et pavillons d’une zone artisanale. Les quelques maisons récentes d’alors ont bien vieilli. La végétation des jardins est méconnaissable.

Apparemment, il n’y a plus d’immigrés en communautés fermées dans le centre ville. Mais la ville n’a pas retrouvé son âme. J’en avais gardé des souvenirs idylliques. Ils sont désormais déconnectés des pierres, des rues et de la nature qui les ont fait naître. L’espace n’est pas grand-chose face au temps qui file inflexible. Les lieux que nous fréquentons ne nous sont chers que dans le présent. De repères, ils deviennent dans le meilleur des cas, des symboles, des liens. Quitter des lieux aimés est parfois cruel, et le fut pour moi. Néanmoins, le monde s’est développé et construit avec des aventuriers partis loin de chez eux. Je n’ose imaginer combien ma vie eût été monotone si j’étais resté au pays.

Et puis, j’ai retrouvé Chartres. La cathédrale a été récemment en partie restaurée. Le chœur est une merveille. La fraîcheur des pierres renforce ces sensations si étranges que je ressens chaque fois que j’en franchis le seuil. Je m’interroge : pourquoi un tel lieu persiste dans ma mémoire avec ce sentiment d’harmonie, intact aujourd’hui ? Car je la retrouve à soixante d’écart, plus belle et toujours vibrante.

J’ai été, en son temps, sensible à la poésie d’Henri Vincenot, et en particulier, celle du Grand Athanor dans les Étoiles des Compostelle. D’autres élèves, bien placés, m’avaient initié aussi aux secrets de la cathédrale. Ces approches ont rejoint ce week-end, le paradis des belles histoires. La cathédrale m’invite aujourd’hui à élever mon regard. Dans un dépouillement semblable à celui de « la flèche irréprochable et qui ne peut faillir » chantée par Péguy dans sa présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres (La tapisserie de Notre-Dame).

La nature, les maisons où nous vivons, et tous ces lieux que nous traversons au long de notre histoire personnelle, sont le creuset de notre humanité en marche. Les terres sont souvent l’enjeu d’appropriation, de conquête : l’espace nourrit la guerre. Comme nous le faisions gamins, inconscients d’imiter les adultes. Nos lieux de vie hébergent aussi l’amour. Quand il s’y déploie, humblement l’espace s’efface pour laisser le temps nous construire au gré de nos relations. Quand ces lieux sont sacrés, ils transfigurent l’espace pour laisser le temps rejoindre l’éternité.

Il m’a fallu partir et revenir bien plus tard, pour m’en rendre compte.

© Daniel Dubois.  Amplepuis, 2017

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