Il a été beaucoup dit et écrit sur la nécessité d’être présent au moment présent. Le passé ne nous appartient plus, dit-on. Encore que certains traumatismes laissent des traces qui sont parfois envahissantes au point d’occuper toute la conscience actuelle. Sans parler de la souffrance qui s’invite souvent dans ces occasions. Inversement, il est des rencontres qui non seulement sont des aiguillages importants, mais restent des balises auxquelles on aime se référer les jours de tempête.
Le futur ne nous appartient pas encore. En partie. Car nous sommes dans un monde d’agendas, de plannings, des prévisions, et d’obligations de toutes sortes. Certaines personnes très occupées sont de véritables virtuoses de l’équilibre sachant se ménager des espaces de liberté pour demain et les autres jours. Néanmoins, l’actualité, imprévisible, nous impose parfois sa loi.
À partir du moment où un diagnostic médical pose le risque de mort, la vie prend nécessairement un tournant. Tant qu’il y a un risque, il y a de l’espoir. Ça se discute, bien sûr : on fait varier le curseur, tantôt vers l’espoir, tantôt vers la mort. Mais il apparaît bien vite que cette négociation est futile. Elle occupe l’esprit par ses frémissements, mais n’apporte rien à la situation ni à la manière de l’accepter.
Il est facile alors de se tourner vers le passé. Revoir et revivre les moments où il était encore possible de faire ce qui ne l’est plus : les rencontres, les fêtes, les voyages, toutes ces activités dans lesquelles dépenser son énergie personnelle disponible ne posait aucun problème. Les ressentis négatifs comme les regrets sont alors facilement dominants. Mais il apparaît bien vite qu’il est inutile de nourrir son amertume de cette façon. Ce n’est pas bon pour le moral…
Se tourner vers le futur relève de l’impossible, a priori. On se voit à repenser à certaines périodes riches de projets. Malgré le soin, la précision des projections, ceux-ci nous semblent bien vains. À bien y regarder, le futur nous est plus donné, que gagné par nos efforts ou nos choix. Alors, le plus sage n’est-il pas d’attendre la prochaine distribution ?
Le temps se réduit ainsi, progressivement, au présent. Aux moments qui passent les uns à la suite des autres, chacun avec son activité, car il n’est pas possible de faire désormais plusieurs choses en même temps. Et ce moment présent qui se présente et qui passe, doucement, parfois trop doucement, parfois trop vite, il délivre toute sa saveur. Une saveur ignorée jusqu’à présent. Une profondeur aussi, inexplorée. Avec des émotions rares. Parfois, la joie n’est pas loin. Et ça, c’est bon pour le moral.
Et puis un jour, un nouveau diagnostic tombe. Le curseur bouge entre mort et espoir. Du coup, tout l’espace-temps en est impacté. Le passé s’enrichit de la période précédente, avec ses découvertes, ses repères et ses oublis déjà. Le futur ? La seule certitude : un futur doit advenir, et sans doute différent de celui attendu dans la période précédente. Le présent, obstinément, se remodèle alors.
En fait, il apparaît nettement que c’est le curseur qui plante le décor à l’instant présent. Plus le curseur est précis, et ça ne tient qu’à chacun, plus le présent est dense, fort, libre du passé et du futur. Totalement ouvert à ma disponibilité forcée. Et je découvre que la force du présent, c’est celle de la vie. Avec ce qui lui reste. Ne serait-ce que d’accepter la mort.
Alors on se souvient. Toute cette excitation du temps de la jeunesse ou de la santé. N’était-ce pas une fuite devant la mort ? N’était-ce pas une fausse vie ? Le présent vient affirmer sa force. Et c’est heureux. La Vie, enfin, s’éclate !
© Daniel Dubois. Amplepuis, 2018