Présent

J’aime ce mot présent pour sa polysémie, la variété de ses significations. L’adjectif indique que je suis là et pas ailleurs ; on lui doit la présence, autre mot d’une force étonnante. Le temps grammatical indique l’action, un état ou une situation actuels, par opposition au passé ou au futur. Enfin, le présent est aussi le cadeau que l’invité « présente » en arrivant.

Être là résonne dans mon expérience personnelle sur deux registres. Le premier est celui de l’attention ou de la concentration. Être dans ce que je fais nécessite que je ne sois pas ailleurs. Néanmoins, nous disposons d’un sixième sens qui pilote nos automatismes. Par exemple, étant sans doute plus que millionnaire en kilomètres, j’ai une certaine facilité pour conduire tout en pensant à autre chose. L’habitude des longs trajets seuls m’a appris à réfléchir en conduisant, tout en restant vigilant à la route. Pourtant, l’autre jour, en discutant sur un sujet captivant, j’en ai oublié de sortir de l’autoroute. J’étais ailleurs.

L’idéal est de pouvoir déconnecter les distractions quand la concentration est nécessaire. J’ai bien peur qu’avec nos technologies et autres réseaux sociaux, nous glissions aujourd’hui sur une mauvaise pente savonnée. Nous ne savons plus choisir où être car il nous est possible d’être partout, tout le temps. Qui nous apprendra, qui apprendra à nos enfants, à choisir où être dans les minutes qui viennent ? Et à s’y tenir ? Qui nous apprendra à être présent à soi ?

Le deuxième registre est celui de la présence à l’autre. Et en particulier, la présence à l’autre dans les situations limites (blessé, malade, mourant, endeuillé) où ni sa volonté, ni ses ressources, ni la science ou l’organisation sociale ne peuvent apporter une solution à son malheur. On parle de sympathie (supporter ensemble) ou de compassion (partager la souffrance). Ces sentiments s’expriment quand on est là avec, en proximité physique, par téléphone ou courrier. Ces élans du cœur s’enracinent dans notre fraternité humaine. La présence détruit la solitude. La présence construit l’humanité.

Cette présence à l’autre nous indique l’importance de notre action non seulement ici, mais aussi maintenant. Le temps grammatical nous conforte dans la présence. Hier, j’ai pu être ailleurs, comme demain je serai autre part. Mon agenda me dit ce que j’ai à faire aujourd’hui ; mais un agenda est souvent bousculé. C’est le cas par exemple quand il faut assister à des obsèques. Au début de ma carrière, j’ai tenu la comptabilité d’un menuisier-charpentier d’un petit village du Bourbonnais ; comme dans Lucky Luke, il faisait office de croque-mort, fabriquant les cercueils au fur et à mesure des besoins. Sa femme qui s’occupait des papiers me disait : « Nos clients n’attendent pas ».

S’il est une constante dans notre humanité, c’est bien la vie qui se maintient, et ce malgré les souffrances qui l’accompagne. Quand je suis présent à l’autre englué dans son néant, je témoigne tout simplement que la vie est là. Étant maintenant là avec, ma fidélité affirme la fidélité de la vie. Que pourrai-je faire d’autre quand il n’y a plus rien d’autre à faire. C’est le message de Mère Thérésa, d’Etty Hillesum et de beaucoup d’autres anonymes.

Et les cadeaux dans tout ça ? Pour faire suite à ce qui précède, j’affirme que la compassion dénaturée en pitié n’est jamais un cadeau. Cette perspective va à l’encontre de la fraternité, elle est à sens unique, asymétrique. En revanche, du haut de mes 70 ans un peu branlants, je constate que même dans les épreuves, la vie n’a cessé de me faire des cadeaux. Et ceux-ci me sont toujours donnés là où je suis dans l’instant. En particulier, quand je suis présent à moi-même, ou surtout quand je suis présent à l’autre, avec toute mon attention, ici et maintenant comme un cadeau pour le plaisir partagé. Mystère de la fraternité et de sa fécondité pour notre humanité.

Pour vivre cette présence, peut-être faut-il apprendre à faire maintenant un peu de place en soi et laisser venir dans ce vide, les cadeaux que la vie nous apporte.

© Daniel Dubois.  Amplepuis, 2017

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