Les bennes sont pleines

Maçon en retraite, mon voisin prend beaucoup de plaisir à retaper une vieille maison. Pourtant, l’autre jour, il était en colère car les bennes étaient pleines. Il m’explique que profitant d’un creux d’activité en attendant des livraisons, il était allé benner ses gravats. Il est revenu sans rien avoir vidé de sa remorque car dans les trois déchetteries visitées, chez nous et aux alentours, les bennes – pleines – étaient fermées.

Il est facile de faire le vide de ce qui nous encombre en l’emportant à la déchetterie. C’est un premier niveau : nous déplaçons les choses. Notre mérite est de nous désencombrer. Mais ce mérite ne vaut qu’à moitié, car pour ce faire, nous avons besoin de ceux qui vident les bennes quand elles sont pleines. Se pourrait-il que nous puissions nous désencombrer tout seul, sans ne rien demander à personne ? Par exemple, en brûlant nos cartons et autres déchets ? L’écolo qui passerait à ce moment aurait beau jeu de nous reprocher de polluer l’atmosphère, d’augmenter le CO2 et toutes ces particules qui nous font mourir plus vite.

Il est certain qu’en suivant Pierre Rabhi vers sa sobriété heureuse (Actes Sud, 2011), nous pouvons traiter le problème, très efficacement, en amont. C’est une première piste.

Cette histoire m’interpelle sur un autre plan, un plan intérieur. Venant de réaliser notre dixième déménagement depuis notre mariage, nous avons abandonné des amis, des villes et des paysages, des habitudes de vie. La joie des découvertes transforme ces tristesses, car en fait, il s’agit d’une question d’adaptation. Je vais m’adapter d’autant mieux que je lâcherai ce à quoi j’étais attaché. Ici, il ne s’agit plus de gravats, mais de repères.

Reste un domaine que je transporte toujours avec moi comme la tortue sa carapace : ma mémoire, mes convictions, mes affections. Alors, cette histoire de bennes m’interroge : ma coquille n’est-elle pas pleine ? L’évolution de l’informatique nous permet d’amasser sur nos disques durs et nos clouds de plus en plus d’informations. On connaît ces entretiens d’embauche pendant lequel le recruteur sort une photo osée du candidat jadis postée sur les réseaux sociaux : « C’est bien vous, là ? » Ambiance. Voilà une mémoire bien encombrante ! Combien de souvenirs pourrions-nous laisser filer au lieu de les ressasser, à en perdre parfois la santé ?

Dans mes coachings, il y avait un moment charnière quand mon client abandonnait une conviction toxique. Quelle force de libération ! Je parle de ces convictions en double contrainte, paralysantes, qu’une ignorance, une éducation ou une amitié maladroites avaient laissé s’installer.

Nous gardons beaucoup de convictions non seulement par habitude, mais surtout par peur de les perdre, qu’elles soient techniques (sur le monde), anthropologiques (sur l’homme), politiques (sur la société) ou religieuses (sur la transcendance). Car nos convictions fondent notre identité et canalisent notre agir. Concernant les convictions religieuses, les maîtres mystiques nous engagent à faire le vide : si Dieu existe, il s’y glissera dans sa vérité. Dans son acte créateur, Dieu ne fait-il pas le vide en lui pour la sortie du monde ? Le monde, et l’homme en particulier, n’ont-ils pas avec cette marque de créature, un vide pour accueillir cette transcendance ? Au début du 14e siècle, Maître Eckhart dans son sermon 86 sur le détachement (Marthe et Marie dans Luc 10.38-42), prend à contre-pied l’interprétation traditionnelle : Marthe, dans son affairement, nous témoigne d’un vide total la laissant disponible pour un service d’accueil efficace. Marie au pied de Jésus en est encore au stade de la prière et de la contemplation. Marthe voudrait bien qu’elle évolue comme elle. Jésus lui demande de respecter son rythme.

Cette leçon est rude. Retenons qu’en édifiant notre vide intérieur, nous devenons disponibles aux autres, à leur accueil, à leur subsistance et à leur plaisir d’être avec nous. Et sans doute, réciproquement.

© Daniel Dubois.  Amplepuis, 2017

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